6 août 2021
Christian Hahn, président du CCA rend hommage à Martin Graff et présente ses plus sincères condoléances à sa compagne Élisabeth et l’ensemble de sa famille.
Martin Graff, contrebandier d’idées…
A quitté ce monde ce mercredi 4 août, à Soultzeren, non loin des chemins de randonnées qu’il arpentait sans cesse, à pied ou à ski au gré des saisons et qui étaient autant de chemins de traverse pour aérer son esprit en activité permanente. Il était né à Munster et n’a jamais longtemps quitté sa vallée. Mais il avait le goût du voyage, et plus particulièrement le Voyage au jardin des frontières. Il vivait lui-même sur une frontière. Ancienne, certes, mais qui était encore dans les têtes. Une frontière qui glissait des Vosges au Rhin, selon les époques, et qui faisait de l’Alsace tout entière une frontière. Il aimait les frontières en ce qu’elles sont des lieux de ralliements plutôt que de séparations. Mais il aimait aussi les frontières en ce qu’elles sont des lieux de mise en danger. Une félicité pour un contrebandier d’idées !
Martin a vécu toute sa vie dans une profonde harmonie avec lui-même. Mais rien n’était acquis d’avance. Avec un grand père mort, durant la 1ere guerre mondiale, en sautant sur une mine dans les Vosges et un père, soldat français en 39, puis, après 42, incorporé de force dans la Wehrmacht et mort en Pologne, il aurait eu toutes les raisons de détester les Allemands. Par une forme de résilience qui lui est propre, il a pourtant décidé de s’ouvrir très tôt à la culture allemande, à une époque où il était tellement chic de parler français.
Pasteur, documentariste, écrivain, auteur de théâtre et de cabaret, il se revendiquait alaman de France, qui, tous les matins en ouvrant ses volets, peut voir depuis sa fenêtre, au plus proche, la Forêt-Noire, puis, tournant légèrement la tête, apercevoir les Alpes suisses et autrichiennes et, regardant un peu plus loin encore, distinguer aussi très nettement le Bosphore, et par temps clair, la Statue de la Liberté dans le port de New-York. Il avait choisi très tôt de voir plus loin que son regard ne portait. Son angle de vision était à plus de 180°. Seule Paris restait pour lui, depuis Soultzeren, dans un brouillard persistant…
Aux alentours du début des années 80, il a écrit avec Roger Siffer, pour le Maillon, trois spectacles musicaux et, à partir des années 90, plusieurs one-man-shows pour la Choucrouterie. Enfin, depuis les années 2000, il participe au Grenzkabarett, Cabaret-Frontière de Klaus Spürkel à Riegel. Durant toutes ces années, il a publié de nombreux essais, romans ou pamphlets en français, allemand ou alsacien, voire les trois à la fois, consacrés à l’Alsace, à la France, à l’Allemagne et à l’Europe.
Il avait dans ses jeunes années, étudié la théologie protestante et les lettres modernes. Il fut donc pasteur, peu de temps, avant de prendre ses distances avec l’institution religieuse d’abord, et par la suite avec Dieu lui-même, comme il me le dit en passant, l’air de ne pas y toucher, dans la dernière émission que je lui avais consacrée. Au milieu d’un échange au sujet de l’importance des théologiens, il glissa en aparté, un laconique « ich glaub nimm àn Gott », -je ne crois plus en Dieu- tout en continuant sur sa lancée. Je crus d’abord à une blague, puis, considérant qu’un pasteur, fut-il cabarettiste, ne blague pas au sujet de Dieu, je fis mine de m’étonner. Il me répète alors, le plus simplement du monde, qu’en effet, il avait cessé de croire en Dieu. Martin Graff dans le texte ! Il était capable de s’emballer dans une logorrhée rhétorique confinant aux effets de manches, tout comme il savait être d’une sobriété toute luthérienne pour dire l’essentiel en quelques mots.
Il n’empêche qu’il est entré dans le journalisme et la télévision par des émissions religieuses d’abord, qu’il abandonna très vite pour devenir documentariste et c’est à ses débuts que nos chemins se sont croisés pour la première fois, alors qu’il tournait pour la ZDF son premier grand documentaire de 45 minutes consacré à l’Alsace. Son film avait été préparé fin 73 / début 74, pour un tournage prévu en avril et mai. Or, à cette époque, j’avais écrit et joué mon premier spectacle Vun de Kette, -Déchainés- avec une jeune troupe : De Nàrrespiejel – Le miroir des fousà Soultz s/s Forêts. Une critique élogieuse dans les DNA ayant retenu son attention, il vint incognito nous voir en représentation et décida le soir même, de bouleverser son scénario pour me consacrer une interview illustrée de plusieurs extraits du spectacle dont la chanson finale qui allait clore son film. Diffusion le 9 octobre 1974 à 22.10 sur la ZDF, c’était ma première apparition sur le petit écran, un mois avant Enfin redde m’r nimm devun de Germain Muller, à la télé régionale…
Depuis notre première rencontre, je l’ai invité régulièrement dans mes émissions en radio d’abord puis à la télévision. Tout au long de nos parcours, nos échanges furent toujours drôles, respectueux et amicaux. Il me parlait aussi d’autres émissions que je faisais et donnait son avis au sujet des entretiens avec tel ou tel invité. Bien entendu, j’ai vu tous ses documentaires et quasiment tous ses spectacles, tout comme il venait régulièrement voir les miens. Il n’aimait pas l’Alsace geignante et pleurnicharde, et moins encore celle qui se regarde le nombril avec des œillères. Nous étions globalement sur la même longueur d’ondes, quand bien même, nous n’œuvrions pas sur les mêmes bandes de fréquences. Tout récemment encore, il m’a invité à enregistrer en allemand, la voix off de son dernier Hörspiel pour le SWR.
Son activité principale aura été durant de longues années, sa collaboration libre avec la ZDF pour des films documentaires aux dimensions variables selon les sujets. Il traitait avec humour de sujets sérieux tout comme il pratiquait sérieusement l’humour.
Alsacien européen dans l’âme et dans sa manière de considérer le monde, Martin était bien plus qu’un amuseur. Il pensait l’Alsace dans ses trois dimensions linguistiques – incontournables si on veut la comprendre dans toute sa complexité, ses reliefs et ses strates- et dans sa dimension géographique, entre la France et l’Allemagne, certes, mais aussi au cœur de l’Europe et en bordure de la Mitteleuropa, cette notion largement ignorée ailleurs en France. Il était peu considéré chez nous, mais il n’en avait cure, il défendait sa vision de l’Alsace sans se soucier de reconnaissance. Il faut dire qu’il n’était pas tendre avec les « Alsakons » en général, et avec les médias et la presse en particulier. Ses relations avec la télé régionale ont toujours été difficiles. Il y a quelques années, il a bien produit quelques chroniques durant deux étés, mais cela n’a jamais débouché sur une collaboration plus conséquente et en aucune façon comparable avec ses documentaires pour la télé allemande ou Arte. Quant à la presse écrite, alors qu’il tint une chronique régulière pour le quotidien Die Rheinpfalz et d’autres pour Dreiland ou la Badische Zeitung, il n’a guère collaboré avec nos quotidiens régionaux où, tout en l’ignorant, il fut souvent traité avec une certaine condescendance. Restent quelques éditos pour les magazines de la Ville de Strasbourg, époque Trautmann, et le Conseil Général du Haut-Rhin…
Et pourtant, son article Je t’aime, moi non plus écrit pour le Journal Die Zeit en janvier 2003, à l’occasion du 40e anniversaire du Traité de l’Elysée, a été proposé en France au programme du baccalauréat option allemand en 2004. Il est toujours au programme dans les lycées français, aux éditions Nathan Projekt Deutsch, 2005, et aux programmes de l’agrégation.
Martin Graff aura écrit et réalisé plus de deux cents films, consacrés pour beaucoup aux relations interculturelles entre la France et l’Allemagne. Après la chute du mur de Berlin, il élargit son champ de réflexion à l’est avec notamment la série Le réveil du Danube pour la ZDF et Arte. Il fut aussi un inventeur de concept, par exemple, à la fin des années 90, avec sa série Strassenbekanntschaften où il embarque à bord de sa voiture discrètement équipée de caméras cachées, des auto-stoppeurs avec lesquels il échange librement et à bâtons rompus. De même avec Die Welt einer Schneeflocke, -Le monde d’un flocon de neige- une traversée des Alpes où il s’entretient avec les passagers des télésièges, sur le sens de l’existence.
Amoureux de la montagne et des Hautes-Vosges en particulier, Martin, avait rêvé toute sa vie de se confondre dans l’existence d’un flocon de neige tombant du côté du Hohneck pour tenter désespérément de s’accrocher à la Martinswand…
Christian Hahn
Président du Conseil Culturel d’Alsace